L’UNION mercredi 17 Août 1994
LA mère et la grand-mère de ma; grand-mère, déjà, en suçaient. La mère et la grand-mère de ma grand-mère sont mortes âgées. Le secret de leur longévité, outre le café qu'en filles du Nord elles avalaient par cafetières. entières, tenait, disait grand-rnère, aux pastilles que sa mère et son aïeule n'arrêtaient -pas de sucer, entre deux tasses de café.
C'étaient des pastilles brunes;, au goût de pin, sucrées d'abord amères après. Ma grand-mère se souvenait encore de leur goût après tant
d'années.
Les pastilles Geraude l'avaient marquée, comme le tube beige laqué avec son bouchon vissé qu'elle allait chiper sur la table de nuit de sa mère et sur celle de sa grand-mère.
Les pastilles Géraudel, c'était pour les grands. Pas pour les enfants. C'est pourquoi ma grand-mère les aimait tant.
Les pastilles Géraudel étaient fabriquées à Sainte-Menehould.
A Sainte-Mene-hould on dit « Menou ».
C'étaient des pastilles contre là toux.
Auguste-Arthur Géraudel, ingénieux pharmacien méhéhildien, avait donné son nom à son invention.
C'était vers la fin du siècle dernier. Sa mère n'arrêtait pas de tousser.
Elle, faisait de la bronchite chronique, elle était asthmatique. Sa mère était sage-femme, son -père souffleur de verre, une profession qui semble l'avoir épargné des toussotements malgré les courants d'air brûlants.
Bon garçon
Le fils Géraudel était un bon garçon, il entreprit de soulager les bronches et les poumons de sa mère.
Dans les livres et dans les pharmacies, il avait appris la pharmacopée et comment la préparer. Il avait appris tout seul d'abord, le soir au lit, après sa journée d'apprenti en pharmacie.
Le fils Géraudel était un garçon méritant qui n'arrêtait pas d'étudier. Ses parents n'avaient pas d'argent.
Il avait dû quitter l'école à quatorze ans. Il s'était fait tout seul, gravissant un à un tous les échelons du métier de pharmacien.
A force de lire, d'apprendre, de préparer, de servir dans la pharmacie de la rue Chanzy, le fils Géraudel finit en 1864 par décrocher le concours d'internat des hôpitaux de Paris. Il racheta la pharmacie où il avait été simple apprenti.
De sa pharmacie, il fit une industrie.
Goudron.
Le succès de sa pastille fut tel qu'il dut construire une usine près de chez lui. Dans sa pastillerie, il fit travailler jusqu'à cinquante employés. Il faisait de la publicité. A Paris, à Lille, à Marseille, la pastille Géraudel, tout le monde connaissait. Des affiches, des cartes postales, des réclames dans les gazettes, élégantes à ombrelle dans la bourrasque et cantatrices toussotantes vantaient les vertus apaisantes du bonbon médical local.
Ce n'était pourtant qu'un peu de «goudron de Norvège», de teinture de baume de Tolu, de glycyrrhizine, de mucilage de gomme adragante, avec un soupçon d'anis, le tout noyé dans une mare de sucre...
La pastille Géraudel apporta à son inventeur fortune et considération.
A la mort du pharmacien" en 1906, son fils hérita de l'invention.
A la Première guerre, la pastillerie de Sainte-Menehould fuit les combats d'Argonne pour Paris.
La pastille Géraudel fut fabriquée par un autre laboratoire parisien jusqu'après la guerre d'après.
Maintenant, je me souviens. Ma mère aussi en suçait, et moi aussi j'allais en chiper.
Francis Dujardin
Bon à savoir
Lire «Auguste-Arthur Géraudel 1841-1906», par Roger Bertold, François Stupp et Roger Dubois (36 pages, 30F, disponible notamment auprès de l'office de tourisme, place du Général-Leclerc 51.800 Sainte-Menehould ; tél.26.60.85.83, ou de la Maison de la. presse, 45, rue Chanzy ; tél. 26 60.86.51).
Le buste en pierre d'Auguste-Arthur Géraudel, inauguré le mois dernier à l'occasion de la « fête d/e la pastille », se trouve dans le parc de la maison de retraite de SainJe-Menehould, quartier Valmy.